Les restaurateurs répondent avec innovation et créativité à la crise actuelle, mais comme pour le monde du spectacle, la restauration dépend notamment du fait de rassembler les gens. Les défis à court, moyen ou long termes sont d’autant plus importants et les prouesses de design à déployer pour rentabiliser l’espace sont essentielles.
«Quand on dessine des restaurants, il faut maximiser l’espace parce que les marges de profit sont petites. Il faut du volume pour rentabiliser l’investissement. L’espace doit être aménagé de façon efficace. Le deux mètres prescrit est ici un vrai enjeu. Dans d’autres types d’environnements ça peut aller. La densification, la rentabilité du pied carré, n’est pas calculée de la même façon», dit Zébulon Perron, designer fondateur de l'Atelier Zébulon Perron.
Si les lieux de restauration enlèvent des tables, il est aussi possible de jouer sur certains paramètres qui ne modifient pas l’impression de proximité des occupants. «Nous devrions analyser les notions de proximité, de distance, de mouvement artistique. L’utilisation de miroirs, par exemple, de recoins, de mouvements pourrait être envisagée», indique Jean de Lessard, designer fondateur de Jean de Lessard – Designers Créatifs.
Revoir à la baisse la densification peut participer à redonner confiance aux clients et la conception d’espaces plus privés dans ces lieux de rassemblement est probablement de mise.
Un restaurant c’est un lieu à habiter
Alors que les bars sont toujours complètement fermés, les restaurants prennent présentement un sens différent. On assiste à une augmentation évidente du nombre de plats à emporter et de livraisons dans les emplacements qui sont partiellement ouverts.
Il faut penser l’espace pour faciliter la commande et offrir de nouveaux points de ramassage. Prévoir la circulation et le parcours des livreurs et des clients de la manière la plus instinctive possible est important. Le sens unique peut être privilégié pour minimiser les contacts. Des zones d’attentes, voir des entrées distinctes pour différents services est envisageable.
Reste que le restaurant ce n’est pas une épicerie, puisqu’il répond en plus au besoin de socialisation. «Au-delà de se nourrir, les gens se déplacent pour être ensemble. Le restaurant, c’est l’expérience de partage, d’être avec l’autre. [La distanciation] Ça attaque la chose même qu’est un restaurant. Ce sont des lieux de rencontre. Ce que l'on doit faire présentement est diamétralement opposé à ce que représente un restaurant», dit Zébulon Perron.
Il faut être créatif pour diviser l’espace de manière physique, sans détruire l’expérience. D’imaginer des restaurants avec des cubicules de plexiglas a ses limites. La signalétique et les repères visuels peuvent servir à suggérer des espacements entre les individus.
Bref, la salle à manger ne peut pas disparaître, mais il est probable que le take-out, qui devenait déjà une composante importante de la restauration, le devienne encore plus.
Pour Louise Dupont, designer associée principale, Katrine Beaudry, designer associée principale et Marie-Christine Baillargeon, architecte associée principale de LEMAYMICHAUD, le design complètement adapté à la distanciation sociale et le cloisonnement ne sont possiblement que temporaire. Elles invitent à la conception de lieux évolutifs afin qu’il soit possible d’anticiper une certaine adaptabilité des lieux de rencontre.
Concevoir des lieux rassurants
À court terme, l’inquiétude des clients peut être amoindrie en mettant l'accent sur les précautions de santé et de sécurité. Des cuisines plus ouvertes sont à prévoir, favorisant la transparence. Les mesures d’hygiène et stations hygiéniques intégrées sont le nouvel incontournable pour concevoir des lieux rassurants.
«Quand on pense à des lieux aseptisés, ça peut paraître négatif, froid, mais on peut être créatif et rendre ces espaces tout aussi chaleureux et conviviaux.», expliquent Louise Dupont, Katrine Beaudry et Marie-Christine Baillargeon.
Des dispositifs à l’usage de la clientèle pour nettoyer eux-mêmes leurs surfaces pourraient être la clé pour rassurer le public selon LEMAYMICHAUD. «Notre travail sera donc de repenser et d’intégrer au mobilier, au design et à l’architecture de manière cohérente certains dispositifs. Par exemple, ajouter des écrans, éliminer certaines portes, limiter les zones ou les surfaces à manipuler», résument les expertes de la firme.
L’utilisation de matériaux durables et moins poreux est possible, c'est-à-dire des surfaces faciles à nettoyer, sur lesquelles les germes ne peuvent pas vivre longtemps.
«Forcément, les fabricants devront eux aussi élargir leur offre et développer de nouveaux produits. Par exemple, quand on est entré dans l’ère des aires ouvertes au travail, on a vu apparaître sur le marché de nouveaux produits acoustiques fort pratiques. On imagine que la même chose se produira en fonction des nouveaux besoins des restaurateurs», ajoutent Louise Dupont, Katrine Beaudry et Marie-Christine Baillargeon.
«Lavage de main, masques, laisser les gens malades se reposer et ne pas les forcer à entrer au boulot», prendront le pli de manière permanente selon Jean de Lessard. «Ensuite, il faudra analyser les circulations, les déplacements des gens, les matières. Augmente-t-on les contrôles de santé aux entrées? Ce qui, par le fait même, chatouille la Charte des droits et libertés. Invente-t-on de nouveaux lieux avec les technologies de bois transparent Woodoo en remplacement de la lignine traditionnelle?»
Jean de Lessard croit aussi qu’il est absolument envisageable de concevoir des bars aseptisés dans ce contexte.
«Je suis surpris que nous n’ayons pas eu cette demande encore! C’est possible avec beaucoup de créativité et surtout avec un excellent système de ventilation par groupes, déployé de manière totalement différente de ce qui se fait présentement», dit le designer.
Arts et technologies à la rescousse
L’amélioration rapide des plateformes de commande en ligne et la présence accrue des restaurateurs sur les réseaux sociaux donnent un indice de l’importance qu’a la technologie en temps de crise. Elle le sera tout autant après.
LEMAYMICHAUD croit que les arts et la technologie pourraient attirer de nouveau et faire patienter les clients avec l’ajout d’une certaine théâtralité à l’expérience. Les concepts qui intègrent un volet de divertissement pour donner une expérience différente et maquiller l'aseptisation de l’espace seront probablement en vogue.
«Bref, c’est à ce moment-ci que les entreprises ont un réel besoin d’architectes, d’ingénieurs, de designers, d’environnementalistes, de philosophes, de psychologues, de sociologues, d'anthropologues, chercheurs en intelligence artificielle, etc. pour repenser ces lieux physiques. Ceci-dit Montréal est extrêmement bien positionné pour résoudre à un paquet de contraintes. Nous sommes innovants et brillants, en plus d’être entourés d’universités et de chercheurs», conclut Jean de Lessard.
Liens avec la nature et accent sur le bien-être
Trouver l’équilibre entre la nécessité d'atténuer l'inquiétude et celle d’offrir des espaces qui invitent à se détendre et à s'amuser représente un défi. La psychologie et le bien-être émotionnel des utilisateurs deviennent plus que jamais des préoccupations des designers.
À la manière des corridors piétonniers qui se multiplient, l’aménagement d’une offre extérieure plutôt qu’intérieure pour les besoins des bars et des restaurants est peut-être une solution temporaire cet été. En particulier pour les citadins confinés, investir l’extérieur pour socialiser est une alternative intéressante qui participe au bien-être.
«Les gens de bars et de restaurants commencent à s’organiser un peu. On brasse des idées: de grandes terrasses urbaines, la possibilité d’élargir le territoire sur lequel les restaurateurs vont pouvoir travailler à l’extérieur de leurs locaux, sur les trottoirs et autres», dit Zébulon Perron.
«C’est énorme et aussi magnifique ce que peut engendrer cette période d’adaptation, malgré toute la noirceur actuelle. Comment repenser les lieux pour mieux connecter à la nature? Comment éliminer littéralement des rues et des ruelles pour transformer en parcs ces artères? Comment ouvrir les centres d’achats à la luminosité naturelle? Les rues St-Denis et St-Hubert de Montréal, etc. reprendront peut-être leurs pleines valeurs», envisage Jean de Lessard.
Est-ce qu’un retour en arrière est possible?
Le regroupement Restaurants Canada révèle qu’un grand nombre d’entre eux ne survivront pas aux répercussions de la crise de la Covid-19. Un restaurant indépendant sur deux ne croit pas pouvoir continuer si la situation perdure encore des mois. Au lendemain de la crise, le paysage va avoir changé.
Le bar à pain ou à salade ne possède peut-être pas l’avenir le plus glorieux, mais pour le reste, tout est possible.
Photo de couverture: Le Boulevardier par l'Atelier Zébulon Perron photographié par David Boyer.