Une nouvelle conception de la “bulle”
La conception des espaces pourrait être guidée par de nouvelles préoccupations liées à la sécurité sanitaire et au bien-être des personnes. La “bulle” personnelle dans les lieux publics, corporatifs et commerciaux pourrait se traduire par une moins grande densité des occupants, des aires communes plus vastes, des espaces plus intimes voire aseptisés, etc. Peut-être même le retour en force des cubicules, une des hypothèses sur le bureau post-Covid.
«Nous pouvons jouer sur de nombreux paramètres [...] non “physiques” qui ne remettent pas en cause les qualités spatiales et relationnelles d’espaces que nous avons réfléchis au fil des années et des projets»
Selon Anne-Marie Charlebois, designer d’intérieur sénior, Workplace Practice Leader, de NEUF architect(e)s c’est l’environnement de travail qui est le plus touché par la crise actuelle, notamment parce que les tendances des dernières années étaient à l’ouverture des espaces, à la densification et donc au rapprochement des personnes.
«L’exemple le plus illustratif est évidemment l’aire ouverte, et ce modèle pourra être ajusté selon les besoins de chaque entreprise. Nous pouvons jouer sur de nombreux paramètres: contrôle du niveau d’humidité pour éliminer les bactéries, apport d’air frais et systèmes de filtrage performant, nettoyage de conduits avec ultra-violet, etc. Autant de paramètres non “physiques” qui ne remettent pas en cause les qualités spatiales et relationnelles d’espaces que nous avons réfléchis au fil des années et des projets», dit Anne-Marie Charlebois.
«Car une chose est sûre: personne ne souhaite retourner aux partitions de 72 pouces de haut des anciennes stations de travail. Et s’il y a une chose que devrait permettre cette pandémie, c’est de remettre le bien-être des employés dans l’ordre des priorités de l’entreprise!»
Chez soi également, le besoin de confort et de sécurité se voit accru et accentué par les effets du confinement. La ligne entre vie professionnelle et personnelle est brouillée par la nécessité du télétravail: un mode de travail qui se pérennise. En conséquence, il faudra se créer une autre “bulle”, celle pour travailler chez soi, dans un environnement photogénique et un espace imaginé selon de bonnes pratiques, sans oublier l’ergonomie. En outre, on peut imaginer que le bureau à la maison deviendra une composante de plus en plus essentielle dans l’aménagement des projets résidentiels.
Un apport reconnu du design sur la santé collective et individuelle
Le confinement et le ralentissement des activités peuvent nous faire prendre conscience de la qualité relative de notre environnement bâti. Pour Éric Pelletier, architecte, associé principal – conception de Lemay, il est souhaitable que ce moment d’arrêt permette de réfléchir, entre autres, sur la qualité des milieux que nous habitons.
«Cachés derrière des exigences fonctionnelles, techniques et programmatiques, nous en venons bien souvent à oublier le plaisir de vivre simplement l’espace.»
«Je nous souhaite de réaliser que le paysage, la ville, l’architecture et le design ont un apport important sur notre manière de vivre, mais aussi sur notre santé collective et individuelle. Cachés derrière des exigences fonctionnelles, techniques et programmatiques, nous en venons bien souvent à oublier le plaisir de vivre simplement l’espace. Ce qui nous semblait futile, comme le plaisir des lieux, de l’espace urbain, d’un paysage, de la lumière du soleil sur un mur, des percées visuelles ou de la ventilation naturelle, revêt aujourd’hui une importance singulière et sensible», dit Éric Pelletier.
Pour l’équipe de Humà Design + Architecture, on pourrait voir se profiler un intérêt plus marqué pour le design “prothétique”, soit le design qui soigne: «Beaucoup d’études ont été faites sur des lieux, CHSLD notamment, où du graphisme, des objets et des matériaux spéciaux aident à freiner les maladies dégénérescentes du cerveau. Cette idée d’un design-béquille au croisement de plusieurs domaines d’expertise en design pourrait être appliquée à la vie de tous les jours, cela nécessiterait toutefois des efforts de recherche mutualisés par différentes spécialités du design sur les effets du confinement», expliquent les designers.
«La crise actuelle nous amène à repenser nos manières d’occuper l’espace et d’interagir avec notre environnement, les deux grands sujets du design.»
Anne-Marie Charlebois croit qu’il ne s’agit pas tant de “transformer” nos manières de concevoir que de les recentrer autour d’enjeux fondamentaux. «La crise actuelle nous amène à repenser nos manières d’occuper l’espace et d’interagir avec notre environnement, les deux grands sujets du design. C’est l’occasion de mettre en évidence l’aspect social de la discipline et son importance dans la vie de chacun», dit la designer.
Une approche du design qui intègre les phases de l'existence
«La planification de grands projets immobiliers pourrait avantageusement intégrer des logements adaptés aux aînés et prévoir des espaces publics dont l’ergonomie répond mieux aux limitations inévitables du vieillissement.»
Selon Michel Dubuc, président du conseil de Ædifica, «le discours (des dernières années) sur l’inclusion sociale ne s’est pas attardé à la problématique des aînés dont la voix est trop souvent restée silencieuse. Cette approche se reflète dans le fait que trois fois plus de personnes âgées sont en résidence spécialisée au Québec, en comparaison avec l’ensemble du Canada. Une solution simple en apparence, mais qui impose aujourd’hui de porter un regard critique sur l’absence de considération, pour ne pas dire d’imagination, que nous avons portée à cette partie de la population.»
Pourrait-on voir un intérêt grandissant pour l’aménagement d’environnements bâtis favorables à un vieillissement actif dans les temps à venir?
«Une plus grande participation des aînés dans la vie communautaire et de meilleures conditions de vie pour cette clientèle qui souhaite demeurer active devrait se traduire dans la conception et la construction d’habitations multigénérationnelles et de résidences de plus petit format adaptées aux réalités et besoins des aînés», soutient Michel Dubuc. «La planification de grands projets immobiliers en habitation et en usages mixtes pourrait avantageusement intégrer des logements adaptés aux aînés et prévoir des espaces publics dont l’ergonomie répond mieux aux limitations inévitables du vieillissement. Il en va des matériaux, des textures, des éclairages, du mobilier; bref cela affecte toutes les dimensions de l’espace public, incluant la place qui doit être réservée à la biophilie.»
La nécessité de considérations spécifiques à l’égard de ces populations est partagée par Virginie LaSalle, professeure adjointe à l’UdeM, spécialiste des environnements architecturés destinés à des occupants vulnérables. Elle insiste sur l’importance de créer des environnements signifiants pour les aînés en centres d’hébergement. Dans le contexte d’architecture résidentielle, elle recommande une conception évolutive tenant compte des phases de l’existence des individus.
Une ville à échelle réduite
Pour Stéphane Bernier, directeur, studio de design de Ædifica, les quartiers pourraient devenir des moteurs socioéconomiques avec la demande pour une mixité commerciale accrue et décentralisée.
«Le confinement (et le déconfinement progressif) permettent le retour en force d’un mode de vie ancré dans l’échelle réduite d’un quartier ou d’un arrondissement. Un mode de vie qui délaisse la voiture et même le transport en commun au profit d’une mobilité active adaptée à l’échelle du quartier. On va probablement chercher à éviter les centres d’achats et les grandes surfaces, au profit des commerces locaux. Les rues commerciales de quartier vont devoir se transformer», dit Stéphane Bernier.
Joan Renaud, associé, architecte chez ACDF, pose la question à savoir jusqu’où irons-nous pour transformer la ville par précaution sanitaire: «Nos environnements urbains devront s’adapter avec des trottoirs plus larges, des élargissements de rues qui permettront des files d’attente à l’extérieur de certains commerces, plus de tampons végétaux, des pistes cyclables unidirectionnelles, de nouveaux designs de bancs publics et de jeux de parc.»
Le design à l'heure de l'horloge climatique
On a vu, dans plusieurs pays, des bâtiments dont l’usage a été transformé pour répondre aux urgences de la crise sanitaire: hôtels, centres sportifs ou communautaires. L’idée d’adaptation et conversion de bâtiments existants pourrait gagner en popularité. Les projets pourraient plus systématiquement être envisagés avec des vocations multiples, et une valorisation plus optimale des bâtiments dans le temps.
« On a beaucoup entendu ces dernières semaines que nous construisons le train ou l’avion pendant le trajet [...] Et pourtant la question des matériaux plus écologiques devient un enjeu crucial qui ne saurait s'établir rapidement. »
Il est souhaitable qu’un attrait pour les éco-matériaux et les produits sourcés localement prennent encore du galon, et que les designers puissent faire leur sélection à partir d’informations vérifiées.
«On a beaucoup entendu ces dernières semaines que nous construisons le train ou l’avion pendant le trajet. Depuis quelques années, la conception instantanée à travers les charrettes de conception notamment a été assez populaire. Ces exemples donnent à penser que le temps accordé à la conception va encore se rabougrir! Et pourtant, la question des matériaux plus écologiques devient un enjeu crucial, qui ne saurait s’établir rapidement. Cela va changer nos pratiques, nos façons de concevoir. Et ça va prendre du temps! À défaut de garder le cap sur des conceptions plus réfléchies, nous risquons de contribuer davantage à la destruction d’habitats variés. Ceux qui se consacrent à la fabrication de matériaux bio sourcés savent bien que la matière sur la planète pour les réaliser n’est pas infinie. Leur production et surtout leur caractère renouvelable sont indissociables d’un avenir plus durable», affirme André Bourassa, associé, architecte chez BGA, et récipiendaire de la médaille du Mérite 2019 de l’OAQ.
Par ailleurs, le projet Construire avec le climat relate que «les aléas climatiques attendus, plus fréquents et plus intenses, constituent des défis supplémentaires pour la conception et la gestion des bâtiments: rythme d’usure plus rapide, défaillances de l’enveloppe, de la structure ou des matériaux utilisés, risque de coupure de l’approvisionnement en énergie, etc. Ces impacts sont à anticiper pour assurer la santé et le confort des occupants, et notamment des plus vulnérables».
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Architectes et designers seront plus que jamais riches de propositions pour embellir et adapter nos milieux de vie afin de contribuer à notre bien-être. Toutes les hypothèses quant à l’après-Covid sont encore bonnes. Espérons maintenant que cette crise permette de concevoir des milieux de vie encore améliorés, incluant de forts critères de durabilité. Pour citer Éric Pelletier en guise de conclusion: «Peut-être que la vie reprendra tout simplement son cours, de manière effrénée, impersonnelle et individuelle; cela serait bien dommage...».
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Les formations et les Matinées Index-Design explorent les défis et les opportunités à saisir pour transformer le monde par le design.
→ Espace commercial post-COVID le 14 octobre: Quelle direction prendra la destination commerciale?
→ Espace public post-COVID le 12 novembre: Comment tirer parti du design pour la vitalité des espaces extérieurs et publics?
→ Espace bureau post-COVID le 30 novembre: Comment imaginer un espace de travail plus significatif?
→ Espace résidentiel post-COVID le 21 janvier: Qu'est-ce que la maison résiliente du futur?
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Photo de couverture: Projet Autodesk par ACDF Architecture, photographié par Adrien Williams.