Le rebut comme matière: entrevue avec Antonio Di Bacco

Le rebut comme matière: entrevue avec Antonio Di Bacco

Face à une mise à l’épreuve constante du mode d’existence et du cycle de vie des objets et des matériaux, un des défis actuels consiste à générer des figurations issues de l’exploration de résidus de nos chantiers. Une déprogrammation qui ouvre un champ des possibles encore sous-évalué, pourtant pertinent pour l'approvisionnement et la création. Entrevue avec Antonio Di Bacco, architecte cofondateur de Foraine et Atelier Barda, dont l'équipe a travaillé sur des explorations porteuses. 

ID/ Quel rapport entretient-on entre l’objet et sa représentation dans le monde actuel?

Antonio Di Bacco / Plusieurs personnes ont élargi les horizons en examinant les objets de la vie quotidienne comme des points d'observation cruciaux. Ces objets sont considérés comme des éléments porteurs de sens, insérés dans des réseaux de significations complexes. Des recherches comme, par exemple, l'étude anthropologique des objets et de la culture matérielle de Daniel Miller, ont permis d'explorer les relations entre les individus et leur environnement matériel.

Dans cette multitude, Harold Rosenberg qui a forgé le concept des "objets anxieux" que nous avons rebaptisé en interne ‘’matière anxieuse", à soulevé chez Foraine des interrogations fondamentales sur le statut des objets, hésitant entre être des pièces maîtresses et de simples déchets. Son travail a incité à réfléchir sur la valeur et la perception des objets dans notre société contemporaine. Cependant, c'est principalement grâce aux anthropologues Jean Bazin et Alban Bensa que nous avons eu une nouvelle perspective sur les objets qui nous permettent singulièrement de répondre à la question que vous nous avez posée. 

PHOTO DE LA TABLE BASSE REBUT, PROTOTYPE.

Blocs de verre issus d’une démolition résidentielle, plinthe en chêne 1915 conservée, cylindre issu d’un déblai de forage, Foraine par Atelier Barda, 2022.

Ils ont brillamment décrit la différence entre un objet et une chose, une distinction qui a profondément modifié notre manière de les percevoir et qui a permis pour Foraine de poser un socle pour des explorations alternatives : ‘’ lorsque les objets cessent de représenter et d'être utiles ou porteurs de valeurs, qu’ils ne sont plus des signes, des instruments ou des gages, on fait l'expérience de leur pure choséité, de la singularité de leur présence à la fois étrange et familière. Autrement dit, ‘’la chose’’ produit du sens par sa seule présence, sa réalité, sa matérialité". Je me permettrais donc de répondre à votre question par une autre question :

Quel rapport entretenons-nous avec les objets lorsqu'ils perdent leur représentation dans notre monde actuel ?

ID/ Pourquoi les possibilités offertes par la déconstruction sont-elles toujours sous-évaluées actuellement selon vous?

ADB / Les avantages de la déconstruction sont souvent sous-estimés, principalement en raison de l'étiquette "déchet" que nous avons appliquée aux matériaux résiduels provenant de la démolition de nos chantiers. Bien sûr, d'autres facteurs entrent en jeu : le coût du démantèlement, les délais de construction, le stockage des matériaux extraits du chantier, etc.

Notre hypothèse chez Foraine comme chez Atelier barda est que l'attribution de significations et d'utilisations restreint les possibilités inhérentes à un matériau ou à un objet, limitant ainsi notre capacité à interagir avec notre environnement. Cette restriction vient du fait que le langage immobilise, fige, entrave notre liberté d'action.

Observer les enfants permet de prendre conscience de cette réalité: leur capacité à ignorer les étiquettes imposées par les adultes est remarquable. Pour un enfant, une branche fraîchement brisée d'un arbre peut se transformer en un cheval, en la structure d'une cabane ou en une baguette enchantée, mais jamais un simple résidu. 

Cela souligne la proximité des enfants avec une certaine vérité que nous, en tant qu'adultes, avons perdue. Il semble donc que nous aurions tout intérêt à percevoir le monde de cette manière. Les significations sont naturellement essentielles pour la cohésion sociale, car elles permettent d'identifier et de rendre les actions prévisibles. Par exemple, lorsque je prends un stylo, il est attendu que je l'utilise pour écrire, ce qui rassure mon voisin de bureau quant à son usage et évite toute inquiétude concernant une utilisation différente.

 

Tête de taureau Pablo Picasso, printemps 1942, Paris Éléments originaux : selle et guidon en cuir et en métal Musée national Picasso-Paris, Dation Pablo Picasso, 1979, MP330 © Musée national Picasso-Paris / Béatrice Hatala © Succession Picasso, 2017

Néanmoins, la supposée rencontre entre l'écrivain Michel Leiris et Picasso au sujet de l'assemblage Tête de taureau 1942 devrait nous inciter à remettre en question notre paradigme : "Un simple morceau de bois devrait être envisagé comme s'il était déjà un oiseau" (Picasso).

Cette réflexion souligne que la réalité est façonnée par notre perception et notre interprétation. Il me semble que nous pourrions nous offrir l’opportunité de méditer sur deux niveaux de réalité.

ID/ Comment se fait l’approvisionnement de composantes réemployables dans la pratique / pour un architecte/designer, au Québec?

 

Des vitraux chez Réco, une entreprise spécialisée dans la récupération, la revente et le réemploi des matériaux de construction à Montréal.

ADB / En 2021 Québec habitation avait ressorti une étude de 2015 qui informait qu’au Québec, un total de 1,63 M de tonnes de résidus de CRD (construction, rénovation démolition) ont été reçues par les 37 centres de tri . En extrapolant ces données aux autres installations, on estime la quantité totale acheminée aux centres de tri de résidus de CRD à 1,85 M de tonnes. Je vous laisse imaginer aujourd'hui… La question des quantités doit être évacuée au profit de la question de la redistribution et de l'accès. 

Comme évoqué lors de la conférence Complètement Design 2024, il est crucial que cette nouvelle approche soit soutenue par des partenaires comme Mine Urbaine, un organisme à but non lucratif spécialisé dans la valorisation des encombrants et offrant des services spécialisés en éco-design. De même, Réco, organisme associé à Architecture sans frontières Québec, joue un rôle indispensable en aidant les architectes et les designers à réutiliser les matériaux issus des déchets de construction. 

 

PDP, une réalisation de studio Botté à partir de matériaux surcyclés. 

Nous pensons par exemple au studio Botté, qui a été pionnier dans la conceptualisation et fabrication de luminaires issues d’une transformation de matériaux qu’il récupère et stocke afin d’en étirer le cycle de vie, et qui aujourd'hui tisse des partenariats avec sa communauté pour les questions d’approvisionnement.

Chez Foraine, notre démarche de réemploi a débuté à travers les chantiers d’Atelier Barda, où nous avons commencé à élaborer une stratégie pour concevoir des objets intégrant les rebuts générés par nos activités de construction, rénovation et démolition (CRD). Par exemple, la table basse ‘’ Rebut’’ présentée par le Centre de design de l’UQAM lors de l’exposition « Artisanat industriel » en 2023 est composée de plinthes en chêne datant de 1930 réemployées, d'une carotte d'exploration en béton provenant d'un de nos chantiers, et de pavés de verre soigneusement démantelés avant la démolition d'une résidence.

 

La Mine urbaine à Laval oeuvre à la valorisation des matières résiduelles telles que les encombrants et offre des services spécialisés en écodesign.

 

Nous y voyons également une opportunité sociétale, le projet Emmaüs en France place depuis 1949 l'activité de réemploi solidaire au cœur de ses préoccupations. Cela implique de récupérer, trier, nettoyer et réparer si nécessaire les articles que la société rejette, pour ensuite les revendre. C'est un outil de réinsertion sociale extraordinaire qui a fait ses preuves.

ID/ Quelle personne ou quelle pratique vous inspire et pourquoi? 

ADB / Alessandro Poli a été une source d'inspiration majeure pour nous, notamment à travers son projet intitulé "Zeno, una cultura autosufficiente" (1972-1980), qui s'inspire en partie des recherches menées par Superstudio sur la Culture Matérielle Extra-urbaine à l'Université de Florence entre 1973 et 1978. Ce projet offre une perspective inédite sur le concept du "bricolage" tel que décrit par Lévi-Strauss, mettant en avant une forme de rationalité émergeant de l'interaction avec un monde limité. Il démontre que ces limites ne figent pas la pensée dans l'immobilité, mais plutôt qu'elles suscitent l'ingéniosité et l'innovation.

 

IMAGE EXTRAITE DE ABDELKADER DAMANI, SUPERSTUDIO, LA VIE APRÈS L’ARCHITECTURE, FRAC CENTRE VAL DE LOIRE, 2019, P. 235.

En 2010, lors de l'exposition "Autres odyssées de l'espace" au Centre Canadien d'Architecture (CCA), trois perspectives inédites ont été dévoilées, parmi lesquelles celle d'Alessandro Poli qui tisse, par le biai un récit fictif, la rencontre entre le paysan Zeno qui utilise et réutilise les mêmes matériaux et objets; faisant preuve d’une incroyable ingéniosité dans la fabrication et la réadaptation de ces derniers, dans une totale autosuffisance et Buzz Aldrin l’astronaute qui lui a besoin d'objets à usage déterminé et de combinaisons élaborées pour survivre dans son nouvel environnement.

Pour nous, cette exposition représentait une occasion unique de réfléchir et d'observer l'interaction entre deux cultures distinctes : la culture divergente et la culture convergente. En d'autres termes, d'un côté, une culture où les moyens justifient la fin, illustrée par l'ingéniosité dans l'assemblage d'éléments préexistants à proximités qui ne nécessitent aucune extraction ou manipulation sophistiquée; de l'autre côté, une culture où la fin justifie les moyens, où la conception d'objets nécessite une chaîne de production allant de l'extraction des matières premières à leur transformation, dans le seul but de répondre à un usage prédéfini dont le palier technologique limite le réemploi.

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