Des contraintes hautement créatives
À une époque où la mondialisation continue d’offrir des produits et des matériaux venant d’un peu partout sur la planète, il devient presque révolutionnaire de se limiter. C’est pourtant le quotidien de Philippe Charlebois-Gomez dont la démarche créative consiste à créer des luminaires à partir d’objets usagés. Auparavant designer chez Lambert et fils, il peut voir une différence entre le processus créatif d’un designer et celui d’un designer récupérateur. « La contrainte est énorme dans le processus créatif de Studio Botté, mais pour un studio comme Lambert et Fils la liberté vient aussi avec une pression énorme. Il faut se demander constamment "est-ce qu’on a la meilleure idée?". On ne peut s’empêcher de se comparer. Chez Botté, il faut faire avec ce qu’on trouve, avec ce qu’on a. » Loin de lui déplaire, c’est plutôt ce qui stimule le fondateur de Studio Botté. Son processus créatif prend naissance au moment où son œil tombe sur un vieux luminaire, un ventilateur abandonné ou des stores à lamelles à la retraite.
Faire avec ce qu’on a, c’est aussi ce qui enthousiasme Sophie P. Voyer d’Atelier Retailles. Son déchet de prédilection : les retailles de tissus que viennent lui porter des designers de vêtements et avec lesquelles elle fait du papier. « C’est stimulant de travailler avec des matières que tu n’as pas choisies. J’aime l’idée de donner une vie à des morceaux de tissu neuf qui n’en auraient pas eu sinon. »
La compagnie de vêtements québécoise Atelier B a approché Atelier Retailles pour faire de l’expérimentation et créer un prototype de cintres en papier afin de n’avoir pratiquement aucune retaille de tissu laissée dans le processus.
La beauté repensée
Le design de surcyclage, ou upcycling, a souvent une connotation de création amatrice au goût d’esthétique inachevée et bas de gamme. « Il faut beaucoup de travail avant que ça ne ressemble plus à de la poubelle. On ne veut pas donner raison aux gens qui pensent que le beau et le upcycling ne vont pas ensemble. », explique Sophie.
Philippe de Studio Botte en a également conscience : « Mon travail c’est ma carte de visite. Tous les détails sont importants. Il n’y a aucune excuse. Ce n’est pas parce que nous travaillons à partir de déchets que le produit fini ne doit pas être travaillé et raffiné. »
Est-ce que travailler avec des matériaux que certains considèrent sans valeur et n’hésitent pas à mettre à la poubelle à changeé leur vision du beau? « Je suis bien sûr plus critique des produits nouveaux aujourd’hui, et je suis plus attiré lorsqu’on détecte le vécu derrière un objet. », partage Philippe. « C’est beau quand ça s’emboîte naturellement. Il y a bien sûr une question de proportion et c’est l’œil qui nous le dit. Lorsque je réalise un prototype, je le mets dans le showroom pendant une semaine. Je l’allume. Je vis avec. Et s’il me parle, ça devient une lampe. »
Pour la designer Madly Fuss, fondatrice du studio Choses Communes, la beauté n’est pas uniquement esthétique, elle se cache aussi derrière l’Histoire des matériaux. Pour elle, la notion du beau peut exclure et c’est aux matériaux mal aimés qu’elle s’intéresse. « Je ne recherche pas tant la beauté que la poésie dans un projet. » Dans À l’ombre du Cosmos, une installation éphémère au centre-ville de Montréal, elle a travaillé avec du Coroplast, détournant ce matériau en plastique ordinaire en une peau mouvante qui dialogue avec le vent, la lumière et les couleurs. Elle joue avec des matériaux comme la moquette, le linoleum ou le placage de bois pour redonner vie aux retailles et aux chutes à travers des objets incongrus et originaux. Pour elle, redonner vie à un matériau comporte une dimension politique. « Lorsque j'utilise de la moquette, il y a tout un bagage social qui vient avec cette matière. » Selon elle, l’écodesign n’a pas son sens sans une critique politique. « La responsabilité en design n’est pas juste en rapport avec les matériaux, elle est aussi sociale. », approfondit Madly.
Le designer récupérateur ou le retour de l’artisan
Même si la matière première ne coûte rien, la main-d’œuvre est une partie importante du travail de récupération. Avant de concevoir le produit, il faut procéder à de nombreuses étapes, il faut ramasser, trier, démonter, nettoyer, classer, entreposer, etc. Le design à partir de surcyclage, c’est le retour de l’artisan. Pour Philippe Charlebois-Gomez, participer à toutes ces étapes est une valeur ajoutée à son travail de designer. « Depuis 4 ans, je ramasse, je démonte et je peux juger de la qualité des pièces. Démonter permet de mieux designer. Je connais la matière. Je sais où elle va casser, plier. Travailler avec des déchets permet aussi de faire des tests sans conséquence. Je fais des modélisations pour mes clients afin de gagner du temps en cas de changements, mais je ne "sketch" pas mes lampes, je les crée directement dans mon atelier avec des pièces récupérées. »
Même si Philippe aime participer à toutes ces étapes de préproduction, il rêve du jour où il existera des matériauthèques, des écocentres pour designers. Car l’enjeu majeur de la récupération reste la nécessité d’avoir de l’espace pour entreposer toute cette matière première.
En attendant, Philippe ratisse les rues de Montréal à la recherche de trouvailles et crée sa propre communauté de ramasseurs. Car comment ne pas penser à Studio Botté lorsque l’on veut se débarrasser d’une vieille lampe ou que l’on trouve un store abandonné ? « Lorsque quelqu’un récupère un ventilateur pour Studio Botté, il croise d’autres personnes à qui il va expliquer pourquoi il a ramassé ça. Il promène ton message, ça vaut de l’or. J’aime le fait qu’un objet lie les gens entre eux et j’aime rencontrer les gens qui viennent me porter des objets, j’aime connaître leur histoire. »
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Photos de couverture: Atelier Retailles et ses expérimentations en papier / Lampe TECTA par Studio Botté / Lampe CARPETTE par Choses Communes