L’oeuvre, intitulée Affluents, mesure environ 33 pieds sur 8 pieds, est constituée de placages de bois teints artisanalement en France et de placages de bois naturels (noyer, ébène, kingwood, padouk) accentués par des feuilles d’or, d’aluminium, de cuivre et de l’acier. «Il n’y a aucune peinture dans l’oeuvre. Il y a entre 3 à 5 placages de bois collés sur chaque forme et j’utilise des toupies et des sableuses pour faire ressortir les couleurs cachées dans les différentes couches, explique Yechel Gagnon. Chaque placage est d’une épaisseur d’une feuille de papier, alors ça demande toute une précision et une technique pour dévoiler ces couleurs. C’est ça la particularité de mon travail.»
« Il était essentiel pour moi de faire référence à la géographie et à la vocation du lieu »
Entre la conception, la maquette, les dessins, la production et la création, il aura fallu un an d’ouvrage pour qu’Affluents voie le jour.
Sa forme rappelle celle d’une vague afin de faire écho à l’eau et notamment au fleuve que les passagers s’apprêtent à parcourir sur les traversiers. De plus, la ville de Sorel-Tracy est sillonnée par la rivière Richelieu. Son identité est donc intimement liée à cet élément naturel mis en valeur pour les usagers de la gare fluviale. «Il était essentiel pour moi de faire référence à la géographie et à la vocation du lieu», ajoute l’artiste.
L’oeuvre se distingue par ses formes fluides ainsi que sa palette de couleurs contrastée et douce qui permet à l’art de prendre une place centrale dans ce lieu de transition. Toutefois, elle ne vient pas entraver l’unité de l’espace, mais s’accorde avec les nuances de gris et le plafond en bois de la salle.
Édifier un pont entre l’environnement bâti et l’imaginaire artistique
À mi-chemin entre réalisme et symbolisme, la sculpture murale brouille les pistes pour piquer la curiosité des voyageurs. Yechel Gagnon a souhaité offrir au public un paysage revisité. «C’est très important pour moi de jouer entre ces deux mondes-là, entre l’abstraction et la figuration, confie-t-elle. Ça permet d’atteindre un équilibre entre l’individu et le communautaire, d’avoir un sentiment d’appartenance tout en sollicitant l’imagination. Il faut se permettre de voir des choses au-delà [du tangible].» De cette manière, l’oeuvre ouvre la porte à une interprétation libre et invite à l’aventure. Un concept qu’elle décline depuis plusieurs années dans sa pratique.
« Il y a eu une très belle complicité avec la firme GLCRM et la gare fluviale concernant l’éclairage de l’oeuvre ainsi que le système d’accrochage »
Avec plus d’une dizaine de projets en art public à son actif (que l’on peut admirer entre autres au Théâtre La Licorne, à l'Université de Montréal, au Collège Jean-de-Brébeuf ou dans des hôpitaux de la province), la créatrice admet que concevoir des oeuvres pour l’architecture représente un défi. Plusieurs contraintes peuvent s’imposer comme le budget, l’emplacement et la cohérence avec l’environnement bâti. Mais Yechel Gagnon perçoit l’exercice comme étant un tremplin, une opportunité d’acquérir de nouveaux savoir-faire.
«Je conçois un dialogue avec l’architecture. Il faut que l’oeuvre soit vraiment en symbiose avec le bâtiment, l’art ne doit jamais être un intrus, souligne-t-elle. Tous mes projets d’art public sont une prolongation, une extension naturelle de ma pratique artistique. Ils s’inscrivent dans mon corpus.»
Une rencontre est planifiée au début de chaque projet similaire avec l’architecte, bien qu’il ou elle ne soit pas impliqué dans les décisions artistiques. «Jusqu’à présent, j’ai toujours ressenti un grand respect entre les architectes et moi, ce qui me permet de réaliser des projets d’envergure avec fluidité, énonce Mme Gagnon. Avec “Affluents”, il y a eu une très belle complicité avec la firme GLCRM et la gare fluviale concernant l’éclairage de l’oeuvre ainsi que le système d’accrochage.» En effet, le design épuré de la salle d’attente lui a offert un grand champs de possibilités.
L’art comme valeur ajoutée
«La fondation d’une société c’est l’architecture et les arts visuels, tranche-t-elle. Quand on regarde du côté de l’archéologie, on retrouve des vestiges qui proviennent des objets d’art [et de bâtisses]. Ça en dit beaucoup sur notre manière de penser, notre façon de naviguer à travers les lieux. La beauté d’un lieu est importante, alors si on y intègre des éléments artistiques, l’expérience devient plus contemplative et dynamique», illustre celle qui pense que l’art vient bonifier l’espace architectural et inversement.
« Il y a un pont qui se construit entre le monde artistique et le design. Au lieu d’être deux disciplines séparées, désormais elles se renforcent »
Aujourd’hui l’artiste originaire de Longueuil expose et crée à travers le monde. Faire de l’art pour les espaces publics était un rêve qui l’animait depuis longtemps. «Après avoir gradué de Concordia, j’ai voyagé à travers l’Europe et c’est en découvrant des sites majestueux comme les cathédrales où de réels dialogues s’instaurent entre les mosaïques, les rosaces, les colonnes et l’espace que je me suis rendu compte que ça ajoutait une autre dimension.» D’ailleurs, en 2013, l’artiste conçoit une sculpture murale pour l’Église de Saint-Anicet qui s’était transformé pour concilier les fonctions religieuses et des services communautaires.
«Au Canada et au Québec, peu importe où on marche, à l’intérieur comme à l’extérieur, les projets d’art public qui nous entoure se multiplient. Il y a un pont qui se construit entre le monde artistique et le design. Au lieu d’être deux disciplines séparées, désormais elles se renforcent», constate-t-elle avec joie.
En ce moment, Mme Gagnon produit un livre à propos de tous ses projets artistiques de la dernière décennie. Trois auteurs ont contribué à cet ouvrage: Mira Locher, architecte américaine et grande spécialiste de l’architecture japonaise, le poète et essayiste québécois Jean-Marc Desgent et Virginia Eichhorn, conservatrice canadienne en Ontario.
Somme toute, en plus de conférer à l’architecture un aspect plus attrayant pour ses clients et usagers, l’art visuel semble être une véritable invitation à considérer la réalisation d’un espace dans sa globalité. Une attention qui profite aux créateurs de tous les plans.
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Rédigé par Claire-Marine Beha
Crédit photo couverture: Cléo Binette